Le Cycle des inquiétudes

Géologie et psychédélisme, Hypothèses sur un état de conscience du temps présent 10 entretiens d’artistes menés par Joan Ayrton

Joan Ayrton

« Le cycle des inquiétudes »
Géologie et psychédélisme, Hypothèses sur un état de conscience du temps présent

“A voyage on the unpredictable terrain of the deep brain dreamscape”

Life Magazine, Sept 66, LSD art

Le projet doctoral s’élabore en trois parties distinctes : un film qui sera réalisé au Japon en 2023, un travail d’atelier mêlant pratique plastique et écriture, une exposition présentant les travaux d’un certain nombre de jeunes artistes. Dix entretiens seront effectués avec certain.e.s d’entre elles et eux dans le cours de l’année 2023 et postés sur ce site.

La recherche émerge d’une observation relative à ce que pourrait être la « psyché » du temps présent. Partant du constat, depuis quelques années, d’une infiltration de la géologie dans les esprits, le langage et les pratiques contemporaines, je sonde ce géologique à l’œuvre et les formes qu’il génère, et fais l’hypothèse de l’émergence d’un nouveau psychédélisme, notamment dans les pratiques de très jeunes artistes. Une exploration historique — de notre passé psychique, notamment, et d’une histoire des états de consciences modifiés — a mené à l’hypothèse d’un « cycle d’inquiétudes » dont, possiblement, nous vivons l’un des épisodes, le précédent se situant dans les années 60, puis avant cela au tournant du siècle dernier : la mise en perspective du psychédélisme et de l’esprit Art nouveau, d’un moment ultra-géologique et d’un autre ultra-végétal, permet d’entrevoir certaines formes passées de nos anxiétés écologiques, et de nos exaltations politiques, et d’observer chez les unes et les autres, au travers de pratiques très contemporaines, l’écho ou la source de ce qui nous étreint aujourd’hui.

Qu’est-ce que je vois ?

J’observe par exemple, d’un côté, une imagerie numérique ultra-fluide, ondulatoire, déréglée, ce qui a trait au flux d’images, au glitch, à l’obsolescence programmée des machines, à leurs composantes et empreintes sur le monde physique ; ou de l’autre, au contraire, une imagerie sur-analogique et expérimentale qui redécouvre et explore le caractère tangible et chimique de la naissance des images, les premières fixations de lumière sur des surfaces sensibles, les textures de films 8, 16 ou 35mm ; je regarde l’usage du spectre chromatique entier, l’attrait pour la moire, l’arc-en-ciel, l’opale ou l’irisé : pour les installations immersives, totales, invasives, sensorielles, fractales, synesthésiques ; j’observe un retour de mysticisme, d’animisme, de chamanisme ; celui de la guérisseuse, de la sorcière, du « care », et, avec la déferlante Metoo, d’une puissante vague féministe lesbienne, gay, bi, queer, trans et autre (o pour other). Je vois le retour de la main, du geste technique, artisanal, ornemental. L’artiste est aussi curateur.-trice, chercheur-euse, poète, il/elle travaille seul-e, en groupe, en collectif, en communauté. Je regarde ces glissements statutaires et identitaires, ces instabilités voulues, fertiles, ce besoin d’être et de faire corps : de l’ensemble de ce paysage artistique et psychique, émergerait donc peut-être un nouveau psychédélique. Non pas un revival de postures ou motifs dits « clichés » d’un psychédélisme années 1960, mais de ce qui relève d’un « état de conscience altéré, ou augmenté » dans le temps présent. Je cherche à analyser de quoi ce psychédélisme est l’écho, quelle est sa nature et ce qui le fait advenir aujourd’hui.

Une plongée dans son histoire et celle du LSD, avec son inventeur Albert Hofmann, ses artistes et auteur-trices, puis dans des textes et œuvres qui habituellement n’entrent pas dans ce registre, a mis en lumière l’omniprésence du phénomène d’expansion de pensée, ou de conscience, une aventure intellectuelle et spirituelle ayant influencé la scène littéraire et artistique bien au-delà de ce qui est imaginé communément. J’ai lu ou relu par le filtre du LSD les écrits de Richard Buckminster Fuller, de Gene Youngblood, de Stewart Brand, de Robert Smithson, d’auteurs et d’autrices de science- fiction comme Ursula Le Guin, Joanna Russ [1] etc. J’ai regardé le champ du film expérimental, de la musique électronique et de l’afro-futurisme. Aussi, la redécouverte de ces œuvres et écrits révèle une très forte présence du géologique à commencer par les motifs récurrents que l’on pourrait nommer des « paysages premiers » : volcans, déserts, montagnes et cosmos. Et souvent un corps-à-corps d’êtres humains avec ces paysages érotisés. Les esprits étaient imprégnés d’une autre imagerie naissante de l’époque, celle de la NASA en pleine conquête de l’espace. La fin des années 1960 déjà très marquée par le traumatisme d’Hiroshima, vit dans le même temps la guerre froide, la menace atomique et de formidables développements scientifiques et technologiques, non seulement dans l’espace, au creux des volcans, dans les fonds marins, mais également avec le développement de la cyberculture. La seule année 1968 voit une complète révolution de la géologie – avec la reconnaissance des théories de la dérive des continents et de la tectonique des plaques – la mission Apollo 8 – première vue de la terre des yeux d’un être humain – mais également la toute première démonstration informatique devant un parterre de 1000 informaticiens. Une autre révolution a lieu cette même année, californienne, avec le pic du mouvement hippie et des acid trip, et rapidement planétaire : la libération sexuelle, une explosion des normes sociales et l’avènement de puissants mouvements féministes, queer et anti-capitalistes. L’écrivain Alvin Toffler a donné un nom au choc généré par trop de changement survenant en un temps trop court : Future Shock, le titre de son livre paru en 1970. Il y décrit un monde en pleine accélération et une société en état de sidération, fracturée, tétanisée d’un côté, galvanisée de l’autre. C’est ce tremblement, et ce vertige que je regarde. Les états psychiques provoqués par les avancées de la science, l’appréhension qui en découle et la conviction consciente mais aussi sourde, latente – peut-être sublimée par la drogue ? – d’un dérèglement inéluctable, enclenché par les impérialismes. Un grand élan écologique et utopiste naît de cet effroi, avec une formidable montée des désirs mais peut-être aussi, simultanément, de ce qui pourrait être un nouveau genre de spleen, on cherche un retour au paysage d’avant les humains ou une fuite en avant vers un futur émancipé. C’était longtemps avant l’invention du terme “anthropocène” [2], or l’anxiété liée au géologique semble déjà manifeste, si bien qu’on peut se demander si le psychédélisme n’est pas un phénomène géologique en soi – l’humain sent que tout se dérègle : il invente une molécule qui lui dérègle le cerveau. Le LSD a été un puissant antidote à l’effroi, plongeant les esprits et les corps dans un rêve immobile, hallucinatoire, érotique, mystique, parfois terrifiant, mais toujours dans un temps dilaté ou évanoui comme chez les astronautes de la NASA. La drogue était en cela profondément subversive : par la résistance qu’opposait la désorientation temporelle – plongée mentale dans un temps long – aux obligations de production d’une société capitaliste.

Il est par ailleurs intéressant de considérer le phénomène de « ringardisation » dont a fait l’objet l’art psychédélique – le genre fait sourire, suscite souvent l’ironie – et de constater qu’il en a été de même avec l’Art nouveau dont le psychédélisme s’est tant inspiré : art total né en réaction contre les dérives de l’industrialisation à outrance, il se caractérise lui aussi par ses rythmes et son ornementation organique, végétale ou biologique, son caractère invasif, immersif, par son aspiration à un rêve moderne et socialiste dont l’enjeu est de glorifier l’artisanat au détriment de l’industrie. Pourtant, le mouvement est soudainement réprimé, condamné, et lui aussi ringardisé (on parle alors d’art nouille). L’Art nouveau aura été un moment d’utopie, mais aussi un sursaut écologique, un saisissement extravagant face aux dérives d’un monde moderne en expansion, l’intuition d’un dérèglement à venir.

Aussi, cette fin-de-siècle a vu naître durant la seule année 1895 (qui comme l’année 1968 semble concentrer les grandes forces du moment) la psychanalyse, le rayon X, et le cinéma : « trois techniques et technologies vouées à l’intériorité– la pénétration de l’esprit, du corps et des imaginaires » [3]. Une intériorité qui semble cristalliser quelque chose de l’esprit du temps : on accuse l’industrialisation et l’expansion des villes – concentrés d’anxiétés, de vitesse et « de bombardements sensoriels » [4] d’être sources de névroses, de neurasthénies collectives, d’un « surmenage mental dans la civilisation moderne » [5] (le « burn-out » XIXe siècle), autant de maux que la nouvelle psychologie, développée en France durant ces années, traitera par l’hypnose ou la suggestion, vaste chantier scientifique et expérimental du XIXe siècle (passionnant mais porteur, comme chacun-e sait, d’une terrible histoire de violences faites aux femmes) qui atteint en cette fin de siècle un moment paroxystique et intimement liés au monde artistique, à l’Art nouveau en particulier ; si ce dernier s’est inspiré de l’observation de la nature et plus spécifiquement du mouvement végétal, on peut imaginer que ses lignes serpentines évoquent aussi les chemins sinueux de la pensée, les méandres d’une rêverie, les circonvolutions de corps ou d’esprits sous hypnose. Ou possédés : l’époque se passionne pour ce qui échappe au rationnel, pour les sciences occultes et le surnaturel ; dans le sillon d’une célèbre littérature anglaise du XIXe siècle dite « gothique » apparaît une autre en toute fin de siècle, science-fiction post-apocalyptique moins répandue mais foisonnante [6], et proprement délirante ; on y imagine mille fins du monde dues autant aux guerres qu’aux catastrophes naturelles : toutes sont des punitions divines, un ultime châtiment qui s’abat sur une humanité trop cupide et arrogante… ces récits funestes émergent eux aussi des toxicités du monde industriel, comme ils s’inspirent de formidables avancées des connaissances des sciences de la terre.

Enfin, cette fin-de-siècle est aussi connue pour avoir été un grand moment d’exploration du genre et des sexualités avec l’avènement de la Femme Nouvelle en France – The New Woman en Angleterre – éduquée, émancipée, indépendante et autosuffisante. Avec elle émerge un courant littéraire, the New Woman Fiction [7], des romans « écrits par des femmes sur les femmes et du point de vue des femmes » (un genre de test Bechdel du XIXe siècle [8]), un courant contemporain, à la fois proche et antagoniste, de celui des DécadantistesThe Decandants en Angleterre [9], lui-même porté par une marge queer fin-de-siècle, par Oscar Wilde en particulier, et l’illustrateur Aubrey Beardsley. Ce dernier fondait en 1894 The Yellow Book, célèbre revue vouée à une création d’avant-garde et emblématique de cette vague libertaire. C’est à la suite de ces mouvements que se développeront, au début du XXe siècle, celui des Suffragettes et des cercles littéraires comme the Bloomsbury group. S’ils se sont faits connaître et occupent une large place dans l’histoire de l’activisme, de la littérature et des arts, cette scène queer fin XIXe siècle, antérieure donc, était beaucoup plus marginalisée et demeure encore aujourd’hui beaucoup moins visible.

Cette exploration rend, par ailleurs, manifeste la place que prend dans ce projet ce qui a été déposé par la Vague Metoo. C’est en effet je crois la marge du mouvement des années 60 (et donc la marge de la marge), la frange activiste de l’époque qui resurgit dans le monde contemporain, les environnementalistes (et ses mouvements radicaux, les survivalistes et autres), l’éco et à présent l’hydroou tout néo-féminisme, le mouvement LGBT+ si présent dans les esprits et les corps aujourd’hui. Je découvre aussi la coexistence fin XIXe des pensées environnementalistes, anti-impérialistes (donc anti-colonialistes) et féministes. Il y aurait donc – et cela paraît logique – ce qu’on pourrait nommer une « inter-sectionnalité » [10] des consciences, peut-être des luttes, bien avant l’apparition du terme (comme pour l’anthropocène).

Ce que je vois aujourd’hui relève donc de ce que j’ai choisi de nommer « le cycle des inquiétudes » : l’écho de ce qui s’est déjà produit dans le passé : un tremblement, une dérive de quelques courtes années durant lesquelles les formes s’affolent, ondulent, désobéissantaux lignes droites de la modernité, à un ordre patriarcal qui reprend ses droits – dans ce qu’on pourrait nommer un sexisme des formes – sitôt ces courants discrédités. Enfin, considérant l’accélération évoquée – Le Future shock – le jaillissement contemporain de trop de futur dans le présent (pour le meilleur – la vague Metoo - mais pour le pire surtout – désastres écologiques, pandémie, montées des extrêmes, guerres), je me dis que ces moments d’effroi et de désirs confondus semblent venir poser – ou reposer la question ontologique de l’« être humain-e » – ce que c’est donc que d’être humain-e – comme pour dissoudre les certitudes et engager notre genre dans une profonde redéfinition de lui-elle-même et de ses relations au monde.

  1. Operating Manual for Spaceship Earth (1968) de Richard Buckminster Fuller, Expanded Cinema (1970) de Gene Youngblood, The Whole Earth Catalog (1968 – 72) de Stewart Brand, Sedimentation of the Mind: Earth projects (1968) de Robert Smithson, The Earthsea Cycle, notamment A Wizard of Earthsea (1968) d’Ursula Le Guin, The Female Man (1970) de Joanna Russ. ↩︎

  2. Apparu au début des années 1990, le terme « anthropocène » est formalisé en 1995 par le chimiste néerlandais Paul Joseph Crutzen. ↩︎

  3. Akira Mizuta Lippit, Atomic light (shadow optics), University Minnesota Press, 2005. ↩︎

  4. Deborah L. Silverman, Art Nouveau in fin-de-siècle France: Politics, Psychology and Style, University of California Press, 1989. ↩︎

  5. « Le Surmenage mental dans la civilisation moderne », une étude de Marie de Manacéïne, médecin spécialiste du sommeil, préfacée par Charles Richet, physiologiste, Paris, Masson, 1890. ↩︎

  6. William Delisle Hay, Robert Barr, Grant Allen, HG Wells, Fred M White, MP Shiel, George Griffith, pour n’en citer que quelques-uns. ↩︎

  7. Olive Schreiner, Sarah Grand, Charlotte Brontë, Mona Caird, pour n’en citer que quelques-unes. ↩︎

  8. La formule est attribuée au journaliste William Thomas Stead (1849 – 1912) et me fait penser au test de Bechdel ou Bechdel-Wallace, proposé par l’autrice féministe Alison Bechdel en 1985, outil permettant d’évaluer la représentation des femmes dans une œuvre audiovisuelle en posant trois questions. 1. Y a-t-il au moins deux personnages féminins portant des noms ? 2. Ces deux femmes se parlent-elles ? 3. Leur conversation porte-t-elle sur un sujet autre qu’un personnage masculin ? ↩︎

  9. Le terme « Decadants », comme celui de « queer » est la réappropriation par les protagonistes de l’insulte qui leur est faite. ↩︎

  10. Le terme inter-sectionnel a été proposé la première fois en 1989 par Kimeberlé Williamns Crenshaw dans le contexte des luttes antiracistes et féministes des militantes noires américaines. Le sens du terme a depuis été élargi et englobe depuis 2010 toutes les formes de discriminations qui peuvent s’entrecroiser. ↩︎